Essai de lumière entre lignes, images et sons
28 Mars 2024
Robert LOÏ ou la photographie comme scénario d’un film sans mouvement
Patricia Signorile
À propos de la ville qui lui sert de prétexte, Robert Loï médite en réalité sur les rapports entre la forme et la couleur, l’humanité et l’urbanité dont on ne sait, d’abord, s’ils existent dans un affrontement ou une interaction. En tout cas le citadin habite cet espace urbain et celui-ci lui sert de cadre.
Le scénario photographique de ce film sans mouvement présente des séquences de hasards et de rencontres qui démontrent que la ville n’en est plus à un paradoxe près. Celle-ci devrait être au service des citadins, or le cadre urbain crée des problèmes en même temps qu’il magnifie une dimension ontologique de l’existé et de l’existant au cours de l’existence.
Marseille, Nice, Bastia, mais aussi Bruxelles ou encore des villes du Portugal servent de terrain d’observation au photographe. Il y effectue des repérages, comme pour un tournage de film, pour voir comment les citadins se comportent dans un décor de signes, de lignes, d’architecture, qui forment autant de strates historiques spatiales et temporelles. Les photographies collectées sous le titre Urbaines en témoignent, « (des) enchantements » urbanistiques donnent le ton.
Robert Loï a donc choisi de questionner les individus de la ville contemporaine, dans leur pratique quotidienne des flux, des rencontres, des signes, des aléas, des espaces publics tout en proposant un mode de fonctionnement qui pourrait être différent. Lui, en sa qualité de photographe, a procédé par immersion directe. Il a choisi de se perdre en ville, d’errer, de chercher la désorientation dans l’orientation des signes, de cheminer. Muni d’un appareil léger, extension de son œil et de sa pensée, il rend ainsi compte du mouvement de la ville, de la foule, des flux, des solitudes. Il montre aussi la rationalité du déplacement contraint et de l’uniformisation des espaces.
Ainsi le photographe procure un cadre conceptuel qui rend compte de la relation de l’homme à l’espace. « Habiter » est ici explicitement mobilisé, en liaison avec la « condition urbaine » et la perspective de déployer une « éthique » à travers une esthétique critique. Celles-ci permettent d’appréhender la mégapole moderne et notamment la mobilité des flux et des êtres qui y circulent élevant leur mouvement dans une quête et une conquête quasiment mystique. Par ailleurs, certaines photographies reflètent la diversité des problématiques questionnant « l’habiter » et les manières de s’en saisir, au-delà des murs du logement. Toutes renvoient à des dimensions à la fois intimes, sociales, architecturales et universelles de la condition urbaine liées étroitement à celles de l’aliénation humaine.
Esthétique et ethnographie urbaine
Le seul artifice que s’autorise Robert Loï est celui de la décoloration de l’image numérique qu’il utilise pour saisir par focalisation les détails, l’errance des individus dans des lieux. Au bleu mystique s’oppose le jaune chaud, les différents silences des blancs et des noirs, la passion du rouge, couleurs que le photographe met en relations avec ronds, triangles et carrés, lignes ouvertes ou fermées. Le spirituel est alors du ressort de l’image. C’est, en fait, la vie saisie dans un élan cosmique, dans une effusion spirituelle, que capture l’objectif de Robert Loï. Ce sont les couleurs primaires qui articulent toujours la composition. Les éléments se répondent dans un jeu d’oppositions et de complémentarités.
Il montre également la beauté, en même temps que les contraintes produites par l’acier, le verre, le béton et l’asphalte et questionne l’organisation urbaine : circulation, déambulation, justice, habitat, culture, publicité… afin de montrer l’hypothèse d’un autre possible. Robert Loï ne se contente donc pas d’enregistrer le réel : ses images recèlent également un fort pouvoir de fictionnalisation. C’est la « vérité spectaculaire » de ce type de représentation que le photographe interroge tout au long de sa quête du sens.
Si dans La chambre claire, Roland Barthes oppose cinéma et photographie, puisque, immobile, la photographie reflue de la représentation vers la rétention, Robert Loï, autodidacte fasciné par les images, a transposé du cinéma de son enfance à la recherche photographique qui l’anime, le même univers construit autour d’une double constante : la ville en mutation avec ses lignes, ses lieux, ses personnages-types, ses scènes de la vie quotidienne, mais aussi ses espoirs et ses rêves brisés.
Le passé est désormais aussi sûr que le présent. Le pouvoir de représentation prime sur le pouvoir d’authentification. Ce passage de l’une à l’autre de ces formes d’expression artistique, est d’une certaine manière inscrit dans l’itinéraire de la vie de Robert Loï. Son goût photographique d’origine cinématographique, lui permet de scruter le « dedans du fragment ». Il s’agit d’un regard « filmique ». Pour Giorgio Pigafetta, ces photographies de la ville pointent une vocation qui va bien au-delà du documentaire ou du « glamour-urbain ».
En effet ce n’est pas d’un vécu et d’un imaginaire nostalgique qu’il s’agit. C’est plutôt comme si les citadins étaient des acteurs à la recherche d’une ville perdue ou à la recherche d’une ville telle qu’ils aimeraient la vivre en l’arpentant, ou même plutôt à la recherche d’eux-mêmes. Mais la photographie est alors mobilisée comme support de mémorisation au même titre que le journal de terrain. Ainsi dans cette perspective, l’enjeu est plutôt de documenter le changement en faisant varier les échelles temporelles (les saisons, les mois) et spatiales (le quartier, la métropole, l’horizon maritime) ainsi que les objets : la morphologie urbaine, les usages sociaux de l’espace, les formes non verbales de communication, l’enfermement spatial au sein de la cité confronté à l’ouverture libératoire vers la mer. Il s’agit en fait stylistiquement, d’une sorte d’ethnographie urbaine.
Si l’on peut hiérarchiser certaines valeurs entre la photographie simple copie de la réalité́, la photographie interprétation personnelle et la photographie pure création, la pensée visuelle de Robert Loï, met le spectateur face à une objectivité́. Celle-ci est l’essence même de la photographie, à savoir un outil d’enregistrement du réel permettant de fixer un instantané́ de l’état du monde et de la société́, un moyen d’enfermement du temps et de l’espace à travers une sensibilité, une représentation imaginaire du monde réel. L’art comme le disait Paul Klee « ne reproduit pas le visible, il rend visible ». C’est bien ce défi que relève Robert Loï.